Le face à face de Billy Bremner et Johan Cruyff en demi-finale doit être le clou du spectacle Leeds-Barcelone, chacun en est persuadé. Bien avant que ne commence la première manche à Elland Road, Billy le rouquin a déclaré que Cruyff possédait peut-être la classe mondiale mais qu'en tout état de cause, il n'aurait pas « le loisir de l'exprimer à Leeds. » Et Billy d'ajouter, vexant : « Cette équipe de Barcelone n'a vraiment rien de spécial. » Bremner et Cruyff vont se rencontrer en plusieurs occasions lors de 180 minutes de tempête et de feu. Mais Johan y mettra manifestement les formes, peu soucieux de provoquer le caractère volcanique de Bremner dont on sait qu'il se masse les chevilles au whisky et que cela lui monte parfois à la tête.
Leeds semble tenir la victoire qu'il mérite. Il domine, il joue bien, il se crée des occasions. Pourtant, à la 65e minute, sur un coup franc accordé pour faute de Reaney sur Heredia, Asensi égalise. Leeds, pétrifié, n'en croit pas ses yeux. Mais Leeds ne meurt jamais. Douze minutes avant la fin, Clarke lui a rendu l'avantage (2-1). Barcelone pavoise et se gargarise. Cruyff parle de « résultat idéal », Michels d'un « pied en finale ». Et pourtant, et pourtant, comme dit la chanson ! Le 23 avril, à Barcelone, c'est la fête de San Jordi, patron de la Catalogne, et toutes les magnificences, toutes les ferveurs de ce jour d'exception se reportentsur le « Barça » et sur l'aventure qui l'attend. Toute la journée, et comme le veut la coutume, on s'est offert un livre et une rosé. Mais sur le terrain, par une douce soirée du printemps catalan, il ne faut pas s'attendre à ce que l'on s'offre beaucoup de rosés, sinon les rosés aux longues épines. Ainsi de celle que Migueli dépose un peu brutalement sur le visage de Jordan.
L'objectif de Barcelone à Elland Road le 9 Avril est de limiter les dégâts et de ne pas encaisser plus d'un but d'écart. Cette tactique attentiste, à ce niveau-là, contient en elle-même bien des germes d'impuissance. Car Leeds n'est pas du bois dont on fait les sifflets de foire. Son équipe de pirates fait flotter en permanence le drapeau noir sur sa marmite : alors, attaquer un galion d'or dans un port espagnol entre tout à fait dans ses cordes. Le gros problème pour les Britanniques, croit-on, est celui de la surveillance de Cruyff. Mais les joueurs de Leeds, avec cette fierté superbe qui frise l'inconscience, ont décidé de nier son existence. « Personne ne marquera Cruyff spécialement mais chacun le prendra dans sa zone » annonce Bremner. C'est ce qui se passe et l'on voit ce spectacle rare : Johan Cruyff se promener en liberté sans son garde du corps habituel. Que la fête commence ! Sans tenir compte de l'adversaire, sans regretter les quatre matches de Cup d'Angleterre joués contre Ipswich, privé de Hunter et Lorimer, mais animé de cette volonté farouche qui renverse les montagnes, Leeds avance, superbe et généreux. Le ballon vole comme la bille d'acier sur les plots lumineux du « flipper » et, dès la dizième minute, Jordan le bondissant prolonge sa course sur Bremner. Le capitaine écossais, sans s'énerver, déclenche un tir croisé si violent et si précis que Sadurni ne peut que saluer le ballon au passage.
Il faut dire qu'à ce moment-là, Leeds mène déjà 1-0 sur un coup de canon qui a rendu célèbre dans les Iles Britanniques le dénommé Lorimer. Et Leeds attaque sans discontinuer, plongeant dans l'embarras le plus grand les joueurs de Barcelone. Son jeu simple, serein, intelligent.contraste avec les ruades désespérées de son adversaire et une aberrante disposition tactique. Ne voit-on pas cinq Espagnols rester figés en défense pour annihiler les évolutions de deux diables blancs dont un, Jordan, perd son sang comme un toro après le passage du picador ? A Barcelone, on attend le roi Johan mais il est là sans sa couronne. Ses coups d'épée ne sont que coups d'épingle, à l'image de toute sa saison. Au bout d'une heure de jeu, Leeds mène toujours 1-0, c'est-à-dire 3-1 sur l'ensemble des deux matches.
Le poids des formidables passions engendrées par l'enjeu, par la recette-record de 260 millions d'anciens francs et par la nécessité vitale pour le Barça de vaincre ou de mourir, va peser tout de même lourdement dans la dernière demi-heure, sur les épaules de Leeds. La violence devient une règle. L'héroïsme anglais est partout. Soudain, sur un coup franc et un coup de tête de Clarès, Barcelone égalise. Il reste 21 minutes à jouer ! Le Nou Camp gronde, vacille d'espoir et chante. Me Queen, excédé par les irrégularités adverses, gifle Clarès et se fait expulser. Madeley détourne un ballon du bras et les Espagnols réclament le penalty. Et, à la 80e minute, Cruyff déclenche un tir magnifique que chacun voit au fond des filets anglais. D'une prodigieuse détente, Stewart détourne le ballon en corner. A dix contre onze, Leeds va tenir jusqu'au bout. Ivres de joie, saoulés de fatigue, Bremner et les siens saluent le public catalan et lui arrachent des applaudissements qui sont autant de reproches à ses propres joueurs. Leeds atteint enfin la rive enchantée du bonheur.
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